04/04/2014
12 mètres... et de retour en France !
Le plus sulfureux des manuscrits de Sade, de retour à Paris.
C'est l'épilogue d'une bataille judiciaire de vingt-cinq ans. Le sulfureux manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome, écrit par le marquis de Sade à la Bastille en 1785, a été caché, volé, vendu, disputé en justice en Suisse et en France, racheté pour 7 millions d'euros, est revenu à Paris pour l'année du bicentenaire de la mort du « Divin Marquis ».
« Ce manuscrit exceptionnel, volé en 1982, signalé à Interpol, et disputé par deux familles, est enfin de retour en France, au terme d'une histoire rocambolesque. Mais il m'a fallu trois ans d'âpres négociations », avoue à l'AFP son nouveau propriétaire, Gérard Lhéritier, président fondateur d'Aristophil et du Musée des lettres et manuscrits, un établissement privé.
L'homme d'affaires a « déboursé au total 7 millions d'euros » pour cet original très convoité, qui devient l'un des trois manuscrits les plus chers conservés en France. Il est désormais assuré 12 millions d'euros par les Llyods.
Le rouleau autographe de cette œuvre mythique, catalogue de perversions sexuelles d'une violence inouïe, rédigé à l'insu de ses geôliers par un Sade « embastillé », vient tout juste d'être rapatrié de Genève. Dans un état de conservation parfait, il sera présenté au grand public à l'Institut des lettres et manuscrits à partir de septembre.
L'histoire du manuscrit est à la hauteur de ce texte, le premier mais aussi le plus extrême rédigé par Sade. Incarcéré en 1777 à Vincennes puis à la Bastille pour les traitements infligés à plusieurs jeunes filles, le marquis croupit en cellule depuis huit ans quand il se décide à faire œuvre littéraire. Seul et privé de ses fantasmes, ou plutôt de leur satisfaction, il se rattrape à travers ses héros : quatre hommes de 45 à 60 ans, enfermés en plein hiver dans un château de la Forêt-Noire, avec quarante-deux filles et garçons livrés à leur pouvoir absolu, ils font subir pendant quatre mois, aux jeunes oies blanches, une succession de six cents perversions.
Insoutenable pour la plupart (même Georges Bataille jugeait sa lecture pénible), génial pour quelques-uns, le texte a de quoi choquer. Meurtres, tortures, humiliations : le texte n'épargne ni Dieu, ni les hommes, ni même les bêtes. Pour ne citer qu'un extrait, choisi par l'écrivain Chantal Thomas en exergue du chapitre consacré aux Cent Vingt Journées dans son livre Sade (Le Seuil, 1994) : « Il encule un cygne en lui mettant une hostie dans le cul, et il étrangle lui-même l'animal en déchargeant. »
En 1785, le détenu Sade ne risque qu'une chose : la confiscation. Les feuilles de brouillon prennent trop de place. Du 22 octobre au 28 novembre, à raison de trois heures par jour, il couvre donc, d'une écriture minuscule, les deux côtés de petits feuillets de 12 centimètres de largeur. Il assemble ensuite les folios en un rouleau de 12,10 mètres de long, qu'il dissimule entre les pierres de sa cellule. Le document y restera plus de trois ans. Jusqu'aux fameuses journées de juillet 1789.
Lire aussi son histoire : Caché, volé, racheté, l'histoire folle d'un manuscrit de Sade
L'épisode est resté célèbre : dès le 2 du mois, Sade est à la fenêtre. De derrière les barreaux, il harangue la foule, lui intime de brûler la prison. L'administration royale le déplace à l'asile de Charenton. La légende le décrit nu au cours du transfert. Il laisse en tout cas derrière lui ses effets, dont le précieux manuscrit. Lorsque la Bastille est détruite, le rouleau et ses brouillons partent en fumée. Du moins, c'est ce dont le marquis est convaincu. Jusqu'à sa mort, en 1814, il regrettera la perte de son chef-d'oeuvre, affirmant avoir versé « des larmes de sang ».
En fait, le fameux rouleau a été récupéré lors de la destruction de la Bastille et vendu au marquis de Villeneuve-Trans. La famille le conserve pendant trois générations, puis le vend à la fin du XIXe siècle à un psychiatre berlinois, Iwan Bloch, qui en publie en 1904 une version comportant de nombreuses erreurs. En 1929, Charles et Marie-Laure de Noailles, elle-même descendante du marquis de Sade par sa mère, rachètent le manuscrit et en publient une édition limitée aux « bibliophiles souscripteurs » pour éviter la censure.
Puis leur fille, Nathalie de Noailles, confie en 1982 le précieux rouleau à son ami l'éditeur Jean Grouet, qui souhaite l'étudier, de même que la partition originale des Noces de Stravinsky. Quelques mois plus tard, et à sa demande, il lui restitue le coffret. La légende — encore une — évoque un écrin de forme phallique. Il n'en est rien. L'étui en cuir présente la forme banale d'un parallélépipède. Surtout, il est vide. Jean Grouet a vendu le rouleau le 17 décembre, pour 300 000 francs, au Suisse Gérard Nordmann.
S'en suit une féroce bataille judiciaire. La France tranche en juin 1990 : le manuscrit a été volé et doit être restitué à la famille de Noailles. Nordmann a acquis légalement le document, sa « bonne foi est constituée », conclut de son côté le tribunal fédéral helvétique en mai 1998. Finalement, les héritiers de Gérard Nordmann, disparu en 1992, décident de vendre ce trésor bien encombrant.
« L'important, c'est que le manuscrit revienne en France et que son statut soit clarifié », estime-t-on à la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui ne désespère pas de l'accueillir plus tard dans ses collections.
AFP / Le Monde.fr, le 03 avril 2014.
(Crédits photos : AFP - Martin Bureau)
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