02/11/2013
Malko est orphelin !
Gérard de Villiers est mort jeudi 31 octobre à l'âge de 83 ans. Il venait de publier cette année le 200e épisode de la célèbre série SAS. Nous publions ici l'article que "M, le magazine du Monde" lui avait consacré en août dernier, et qu'il avait choisi de reproduire en post-face de ce qu'il savait être son dernier roman.
De ce portrait (pourtant) sans concession, il avait dit : "Tout est vrai."
Les obsèques auront lieu jeudi à l'église Saint-Honoré d'Eylau.
© Jean Gaumy / Magnum Photos / Jean Gaumy
LE TRAIT QUI LUI TIENT LIEU DE BOUCHE s'étire en un sourire un brin carnassier : "Vos lecteurs vont être sacrément étonnés de me voir figurer en si bonne place dans leur journal". Gérard de Villiers croit en sa revanche, M Le magazine du Monde venu chez lui comme à Canossa, après que le magazine du New York Times lui a enfin rendu les honneurs, en janvier. Un long et élogieux portrait de ce Français dont les livres – les "pulp fiction thrillers", comme l'écrit le quotidien américain – se sont vendus à plus de 100 millions d'exemplaires depuis 1965, année de naissance de "SAS", une collection au succès indépassé.
Ici, en France, alors que le 200e recueil s'apprête à emplir kiosques, gares, aéroports et linéaires d'hypermarchés, personne – hormis Lui, le magazine érotique et kitsch qui sera relancé en septembre par Frédéric Beigbeder – ne songe à fêter ce morceau de patrimoine populaire qu'est Son Altesse Sérénissime, alias SAS, alias Malko Linge, aristocrate désargenté, agent de la CIA sur tous les fronts. "Les Français ne peuvent pas ignorer, mais ils n'ont rien reconnu", lâche Gérard de Villiers, sans toutefois soupirer ni se plaindre. Posé tout près de son canapé, son déambulateur semble ajouter : "Il serait temps".
Deux idées fixes encombrent aujourd'hui l'esprit de Gérard de Villiers : Hollywood et la mort.
Hollywood, depuis que Robert Worth, donc, grand reporter au New York Times, spécialiste du Moyen-Orient, l'a décrété auteur le mieux renseigné de la planète – "the spy novelist who knows too much" –, tout s'est emballé. Il existe à Paris un auteur, lu sous le manteau au Quai d'Orsay et dans le Renseignement, capable de flairer attentats et coups d'Etat à venir. Random House, le plus gros éditeur américain, vient de lui offrir 350 000 dollars (environ 260 000 euros) pour les droits de cinq de ses SAS, qui seront traduits en anglais. "Je rentre de New York, raconte-t-il à peine les présentations faites. J'ai rencontré de bons agents littéraires juifs, des professionnels. Là-bas, ce ne sont pas des Mickeys". Il rêve désormais tout haut que la rencontre de Manhattan se transforme en cinéma. "Si vous n'êtes pas américain, vous n'avez aucune chance de faire un grand film. Maintenant, ça peut m'arriver".
La mort aussi le hante, elle rôde, même s'il n'en laisse rien paraître. Gérard de Villiers a 83 ans. Il raconte volontiers le méchant accident vasculaire cérébral qui lui a fait perdre le contrôle de sa Jaguar le soir du réveillon de Noël 2010 – il y eut sortie d'autoroute, transfert en hélicoptère, dissection de l'aorte, puis finalement ce déambulateur, déjà "50 000 kilomètres au compteur". Mais il ne dit rien de sa chimiothérapie. Il fait le beau, l'infirmière qui sonne à la porte pour la piqûre, au milieu de l'entretien, rappelle pourtant qu'il n'est plus le baroudeur d'hier. Sur une des cheminées de son vaste appartement du haut de l'avenue Foch, cette artère sans vie où il n'a presque jamais cessé d'habiter, de petites urnes sont remplies des cendres de ses chats, les compagnons de sa vie qu'il a le mieux aimés.
La mort et Hollywood peuvent se regarder en face. "Vous savez que Ian Fleming n'a connu le succès cinématographique que post mortem ?" Ian Fleming, le père de James Bond, publiait Docteur No en feuilleton dans Paris-Presse, quand le jeune journaliste Gérard de Villiers y commençait dans le métier, frais émoulu de Sciences Po, juste après un petit séjour à Rivarol, hebdomadaire d'extrême droite. Il aime les chiffres, les gros. Il sait exactement combien a coûté une seule scène de course-poursuite de l'un des derniers James Bond : "22 millions de dollars !" Il aurait tant aimé que ses livres connaissent le même sort. Deux SAS ont été adaptés par le cinéma français, aussitôt tombés aux oubliettes. Il ne se perd pas en coquetteries faussement modestes : "C'est un regret, forcément".
C'EST DONC À 007 QU'IL FAUT REMONTER POUR COMPRENDRE MALKO.
Quand Fleming "a la bonne idée de mourir", Philippe Daudy, un aventurier qui venait de lancer chez Plon la collection "Nuit blanche" chargée de concurrencer la "Série noire" de Gallimard, presse son copain Villiers : "Grâce à Fleming, le public a repris goût aux agents secrets. Pourquoi tu ne crées pas une série d'espionnage avec un héros récurrent ?" C'était parti. Il s'empare de trois personnages croisés ici et là, un baron, un colonel, un marchand d'armes, tricote leurs ADN pour en faire un aristo sans le sou, le prince Malko Linge. Un Autrichien. "Comme Anglais, il y avait Bond. Un Français, personne ne l'aurait pris au sérieux. A part le fromage et le vin, rien de chez nous n'est crédible à l'étranger". A son héros, il transmet son insatiable goût des bombasses aux belles "croupes" et aux voix "rauques", ses rencontres d'un soir et celles sur lesquelles il s'est contenté de fantasmer. Sans oublier, évidemment, son anticommunisme obsessionnel, épanoui dans ce qui fut sa vraie matrice, la guerre froide. Un corpus hyper "libéral" assumé qui le fit détester de l'intelligentsia des années 1970, mais qui allait bientôt déferler sur le monde. Résultat, Le Nouvel Observateur, qui titrait naguère "SAS SS", vient de trouver des excuses au géniteur de Malko, qui tient désormais chronique sur le site politique de droite Atlantico.
"S'il y a un domaine où Malko est mon double absolu, c'est sans conteste celui des opinions politiques", écrit-il dans Sabre au clair et pied au plancher, autobiographie publiée en 2005 et passée inaperçue. Malko agent de la CIA, c'est un Gérard de Villiers sublimé. Sur les premières couvertures des SAS, lorsqu'elles étaient encore des dessins en noir et blanc, James Bond, figure tutélaire et indépassable, veillait en médaillon, en bas à droite. Le logo s'efface quelques volumes plus tard. Villiers n'aime pas l'ombre de 007 sur Malko. "L'un est un civil fonctionnaire ; l'autre, un homme libre, un samouraï". Ainsi commença, il y a très longtemps, le processus d'anoblissement de l'auteur par le truchement de son personnage.
Ne pas se fier, en effet, à la particule. Gérard de Villiers est né en 1929 de Valentine Adam de Villiers, héritière d'une petite noblesse d'épée sans fortune, et "de père inconnu" à l'état civil. Elevé par sa mère et ses deux sœurs, il est le mâle d'un gynécée. "Normalement, j'aurais dû finir pédé", lâche-t-il en savourant le mot qu'il prononce dix fois par heure. Son père est un absent, mais pas un anonyme : Jacques Deval, auteur de théâtre, dont le nom revient sans cesse dans la bouche maternelle, et toujours accusé d'abandon. A 16 ans, après le pensionnat des frères maristes, il retrouve cet homme à femmes, séducteur sans le physique, marié six fois, qui lui laisse une foule de demi-frères et demi-sœurs, et une certaine idée de l'homme, imperméable à l'attendrissement et chasseur insatiable.
Les années 1950, portées par l'euphorie amnésique de l'après-guerre, vont rendre la chasse plus drôle encore et enchanter ses 20 ans. Le voilà journaliste pour le groupe Lazareff. D'Orly, il s'envole jusqu'au bout du monde pour France-Dimanche, en ce temps où Roissy n'existait pas. Sous la houlette de Roger Grenier, prolixe écrivain et future étoile Gallimard, une petite bande de nègres talentueux réécrit les papiers des envoyés spéciaux : Gérard Jarlot, futur Prix Médicis et amant de Marguerite Duras, Claude Lanzmann, futur auteur du documentaire Shoah et amant de Simone de Beauvoir, Voldemar Lestienne, futur Prix Interallié, amant de Françoise Sagan, surnommé "roi de la titraille", mais aussi, joliment, "couilles d'ange".
Beaucoup de membres de cette petite troupe, trop désespérés, se sont suicidés. Claude Lanzmann est resté bien vivant. L'écrivain n'a vu que des "petites tranches de Shoah", mais s'avoue épaté que son copain ait "réussi à le vendre aux Japonais : il faut le faire". Il prévient : "Lanzmann va vous dire qu'il m'a appris à écrire". Avant même qu'on le questionne, Lanzmann lâche en effet : "C'était un excellent reporter. Mais il écrivait mal. C'était moi souvent qui le rewritais".
L'AUTEUR DES SAS NE CONNAÎT QUE LES AMITIÉS VIRILES, les femmes sont ses maîtresses, ou alors ses épouses. A peine s'il avoue un faible pour Bardot, qu'il traque dans ce Saint-Tropez devenu son refuge estival, entre le mariage de Grace Kelly, un portrait du chah d'Iran ou de Mohammed V, un article sur Delon ou Gilbert Bécaud, héros d'une presse qu'on n'appelle pas encore people : populaire, bien rencardée et qui ne se prend pas au sérieux. Des journaux aussi capables de prêcher le faux. C'est Gérard de Villiers, de mèche avec le manager de la chanteuse à couettes, soucieux qu'on parle de son artiste, qui inventa en 1966 le canular "Sheila est un homme". Une rumeur tenace que les moins de 40 ans ne peuvent pas connaître. Gérard de Villiers est d'un autre temps.
Trottent en rond dans sa tête les idées rances qui se fixent sur les femmes, les étrangers, les homosexuels… Gérard de Villiers n'a les idées larges que pour lui-même. Il radote ses marottes et n'a su actualiser sa pensée qu'en matière géopolitique, troquant le grand méchant loup soviétique contre les terroristes d'Al-Qaida. "Gérard est parti à New York moins de dix jours après le 11 Septembre", raconte le grand reporter du Figaro Renaud Girard, compagnon de route de plus de vingt ans. "Il aurait pu tourner en rond, croire comme tant d'autres à la fin de l'histoire, note l'écrivain et chroniqueur Patrick Besson, autre impolitiquement correct, qui rejoint Villiers à la brasserie parisienne Lipp avant chacune de ses virées africaines. Les islamistes lui ont redonné un coup de fouet".
Le New York Times, tout à son éloge, écrit qu'en France, on l'a dit antisémite et raciste, mais que c'est évidemment impossible, puisque l'un de ses meilleurs amis reste l'auteur de Shoah. "Il dit parfois des choses intolérables et on est en droit de se demander pourquoi on reste amis", avoue Lanzmann. Par lassitude, par confort peut-être ou, qui sait, par solitude, l'auteur du Lièvre de Patagonie, autre grande gueule impolie, continue à passer les vacances "chez Gérard" à Saint-Tropez. Les drilles de France-Dimanche sont devenus de vieux messieurs qui font la sieste, bronzent au large et répètent été après été le même numéro : à la minute où Gérard de Villiers le décrète, d'une manière militaire qui ne souffre aucune contre-proposition, on file vers le port et on appareille illico sur le Christine II. Un nom de baptême qui flatte à la fois la troisième et la quatrième épouses, Marie-Christine et Christine, et évite ainsi les embrouilles.
"En pleine mer, à l'heure du déjeuner, vient en général le moment de ses éructations nazies. Il peste contre les nègres, les juifs. Je lui dis : Tais-toi, Gérard, ça ne fait rire que toi. Et il se tait, raconte Lanzmann. Ces anathèmes, ce sont les béquilles de sa pensée". On sort d'ailleurs de chez Villiers la tête farcie d'un florilège, parfois drôle, souvent pas du tout. "J'aime pas les femmes androgynes et en jean. Une femme sans formes, c'est pas une femme, si ?" L'écrivain Jonathan Littell ? "Comment voulez-vous qu'un homo juif new-yorkais sache décrire un officier SS ?" Bernard-Henri Lévy, pourtant l'un de ses fidèles lecteurs ? "Un personnage que je vomis". La télé de Michel Polac "et de toutes ces crapules marxistes" : un très mauvais souvenir. La droite ? La "droiche", bref, trop à gauche. François Fillon : "Même avec une greffe de couilles, il ne réussira pas". Et "ce chien de Hollande – non, pas un chien : un apparatchik grassouillet et haineux". Avec Gérard de Villiers, on est chez le mâle blanc du siècle dernier. (Note de Kurgan : nos préférés ! Chez DUKE ! Héhé !)
Ses copains, des reporters, des grands flics, des hommes du renseignement, rigolent, heureux de s'encanailler dans une époque trop policée pour eux. A Saint-Tropez ou dans cet appartement luxueux, mais triste, qui sent le fané et où il a fait rechercher d'éventuels micros, du beau monde est venu, de Hubert Védrine (qui, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, fut le premier – jour de gloire ! – à le convier à déjeuner au Quai d'Orsay) au milliardaire chiraquien François Pinault. Certains ont même leur rond de serviette, comme le juge Bruguière, depuis qu'il a enquêté en 1995 sur les attentats terroristes de Khaled Kelkal, ou Ivan Barbot, l'ancien chef d'Interpol, peut-être l'homme qui le connaît le mieux. Et, bien sûr, le général Rondot, son informateur de toujours, qui fit arrêter Carlos au Soudan. Durant le procès Clearstream, le vétéran des services secrets se réfugia chaque soir avenue Foch, tentant, la nuit, d'oublier ses foutus carnets, prenant, le jour, le même avocat que son hôte.
Tout ce petit monde, au départ, est amené par Christine, la quatrième épouse, qui ne vit plus avec lui, mais détient toujours le titre officiel et gère les éditions Gérard de Villiers depuis que l'auteur, détenteur de ses droits, a quitté Plon pour s'auto-éditer en 1998. Journaliste, mais surtout fille d'officier, elle lui a offert son carnet d'adresses. "Je me rappelle mon premier voyage avec lui, c'était en Sierra Leone, je découvrais son monde : des putes, des flics pourris et des gens tordus. En rentrant, j'appelle mon père, catastrophée, pour lui raconter. Il me dit : Mais qui croyais-tu que tu allais rencontrer en fréquentant ce type-là ?" Le paternel n'a jamais admis le mariage de sa fille en octobre 1991. Un jour, le général Rondot décide d'arranger les choses, entre officiers. Il appelle le beau-père, se présente et jure du haut de ses étoiles que Gérard de Villiers n'a rien d'un mauvais garçon. L'autre lui raccroche au nez. Et l'épouse Villiers lance au général : "La DGSE, vous savez ce que ça représente pour des gens comme mon père ? Pour lui, c'est la poubelle de l'armée".
ÇA SE PASSE COMME ÇA CHEZ L'AUTEUR DE SAS.
Comme un vaudeville entre l'avenue Foch, où circulent espions et membres d'états-majors qui pensent diriger le monde, et la piscine de Saint-Tropez – "domestiques philippins, grand Serbe tatoué, journalistes de Paris Match sur le retour qui paressent en maillot au côté de Massimo Gargia", raconte un visiteur. On a parfois des nouvelles de ce petit monde sur le site Pure People, qui mouline ragots des politiques et des jetsetteurs, comme France-Dimanche au siècle dernier, et où, par des droits de réponse rageurs, les ex règlent leurs comptes. "Gérard n'aime pas les femmes, tranche Christine de Villiers, qui s'abandonne à un flot de paroles, raconte insultes et violences. Quand je me suis installée chez lui, j'ai eu l'impression d'arriver chez Barbe Bleue". Sylvie Marshall, ex-belle-fille de Michèle Morgan et mère de la jet-setteuse Sarah Marshall, qui s'affiche aujourd'hui avec lui : "Disons qu'il est très égocentrique et ne respecte pas grand monde". "Toutes mes anciennes femmes se haïssent", sourit l'intéressé, père de deux enfants aujourd'hui adultes et à distance. Il s'acquitte de pensions qu'il
juge excessives. "Gérard est comme ça, il ne sait pas divorcer", sourit son ami Ivan Barbot. A 7,5 € le "SAS", sans compter les traductions, il y a de l'argent qui attise les convoitises.
Pas de financiers pourrissant le monde, dans les livres de Gérard de Villiers. Il les respecte trop pour leurs gains. Pas d'agent français. Pas de Françafrique, de parrains corses s'enrichissant dans les jeux au Gabon, jamais d'Hexagone pour décor. "Son génie, c'est d'oublier son pays", estime Renaud Girard. "J'ai beaucoup d'amis dans les services de renseignement français, je ne peux pas les trahir", a coutume de répondre l'écrivain pour justifier ce silence. S'agit-il seulement de protéger les copains des services ? Il retrouve son étrange sourire en trait pour soupirer et démentir, comme il le fait toujours : "Parler à la DGSE, ce n'est pas en être".
Sauf qu'il y a les souvenirs de Michel Roussin, ancien directeur de cabinet d'Alexandre de Marenches, l'homme qui régna sur le SDECE (ex-DGSE) entre 1977 et 1981. Il les livre pour la première fois, à M le magazine du Monde : "Villiers était au service Action [la partie opérationnelle des services secrets], confie l'ancien préfet et ministre chiraquien. Je me souviens que c'est le colonel Gaigneron de Marolles – on disait 'Alain' – qui l'avait présenté à Marenches. L'officier traitant de Villiers était le colonel de Lignières, adjoint au service Action. Le SDECE utilisait SAS pour faire de la désinformation, c'était la mode à l'époque. Par lui, on faisait passer des messages. Marenches raffolait de ça". Voilà pour l'un des secrets les mieux gardés de la République… "Villiers n'était pas dupe. Il ne cramait jamais ses sources. Il sait que c'est donnant donnant, poursuit Roussin. C'est un malin – tout sauf un naïf".
Entre une "petite sauterie à la CIA" et un point avec Bertrand Bajolet, son grand copain devenu il y a quelques mois patron de la DGSE, l'aventurier aime repartir vers Roissy, terminal D, s'envoler là où le monde convulse. "Il a quelque chose de ces vieux Blancs d'Afrique, anciens des troupes coloniales, qu'il connaît bien, raconte Patrick Besson. De ces Français qui vont s'installer en Afrique pour faire des affaires. Villiers, c'est un bosseur, un marchand de quatre saisons breton, qui déballe, qui remballe, qui repart avec son camion". Avec un déambulateur désormais, dont les roulettes connaissent déjà le tarmac de Kaboul, de Beyrouth ou de Tripoli. Et une femme souvent ; aujourd'hui, la blonde et spectaculaire Sylvie. "Il n'y a qu'en Libye que je ne sois pas allée".
A moins de connaître l'ambassadeur (comme le fut Bernard Bajolet), Gérard de Villiers dort à l'hôtel, celui des envoyés spéciaux de la presse internationale. De là, il contacte les meilleures sources, qui viennent enrichir sa lecture des rapports de la CIA, de WikiLeaks, mais aussi d'Amnesty International. Il est reçu en personne par le président de la Géorgie, Mikheïl Saakachvili, pour son Printemps de Tbilissi (n° 176, 2009), ou par le capitaine putschiste Sanogo, artisan du récent coup d'Etat au Mali, pour Panique à Bamako (n° 195, 2012).
Lorsqu'il n'a pas le temps de faire le voyage – il tient à sa moyenne de quatre livres par an –, il envoie son copain Laurent Boussié, rédacteur en chef à France 2, un de ses fidèles compagnons de voyage. Et, sur place, il enrôle quoi qu'il arrive les meilleurs correspondants de la place, qui plantent pour lui le décor. "A Pékin, il m'a demandé de lui décrire une prison de dissidents, un aéroport militaire, une voiture d'officiels du Parti, une boutique avec une porte dérobée pour couper une filature, un antiquaire trafiquant des trésors nationaux, un général à la retraite, et même de lui raconter l'odeur des taxis", raconte Jordan Pouille, correspondant des quotidiens belge Le Soir et suisse Le Temps en Chine.
Il sait noter les détails qui font mouche, un tableau dans tel hall d'Intercontinental, le bar de telle boîte de nuit, gardés en mémoire grâce aux photos qu'il prend désormais avec un petit appareil numérique, délaissant ses traditionnels bristols. Pour SAS contre PKK (n° 135, 1999), il avait visité la chambre-bibliothèque où le dirigeant du parti kurde Abdullah Öcalan s'était planqué. Si la grille érotique de ses livres ne varie pas – mêmes yeux "dorés" de Malko dans ceux "sans expression" de sa conquête, main sur la cuisse, "pouls qui s'accélère", séquence fellation, séquence sodomie, "feulement" de la fille à "ranimer un cadavre" ("Que voulez-vous, sur le sujet, rien n'a changé depuis l'homme des cavernes", croit savoir le vieil homme) –, pas une latitude, une longitude, un numéro d'artère qui ne soit vérifié et ne signe un décor toujours renouvelé. "Un vrai guide Baedeker", admet Ivan Barbot.
Autour d'un pied de porc ou d'une côte de bœuf, d'une bière ou d'une vodka, dans un petit restaurant coréen ou au Polo de Paris, les topos géopolitiques que livre l'auteur à son retour sont plus proches de la realpolitik d'un Védrine que de la ligne "droit-de-l'hommiste" d'un Juppé ou d'un Fabius, qu'il abhorre, notamment à cause du revirement français en Syrie. "Kadhafi, qu'est-ce qu'il nous a fait ? Si, au Moyen-Orient, on commence à abattre les gens parce que ce sont des dictateurs, on a du travail", assène-t-il. "Il a un pif géopolitique invraisemblable. Il raconte l'histoire avec trois mois d'avance", saluent Jean-Louis Gergorin et Renaud Girard, qui le citent dans leur séminaire de Sciences Po sur "le rôle de l'information, du renseignement aux médias, dans les conflits" ; comme l'historien André Martel, dans la bibliographie de son DEA.
A force, tous ses romans d'espionnage finissent par devenir des numéros d'anticipation. Dans Le Complot du Caire (n° 61, 1981), il avait imaginé l'attentat contre Anouar El-Sadate par des islamistes avec l'aval des Israéliens, avant que le président égyptien ne soit assassiné. La Liste Hariri (n° 181, 2010) dévoile le plan commun entre Syrie et Hezbollah pour exécuter l'homme d'affaires sunnite début 2005, ainsi que les noms de potentiels coupables ; or, à l'heure où Gérard de Villiers écrivait, personne d'autre que la commission d'enquête n'avait connaissance de cette conspiration. Le Chemin de Damas (nos 193 et 194, 2012) raconte un complot de la CIA pour assassiner Bachar Al-Assad… Sans oublier la chute de Thomas Sankara, le président du Burkina Faso, dans Putsch à Ouadagoudou (n° 76, 1984), ou encore, tout récemment, l'assassinat de l'ambassadeur américain Christopher Stevens par des islamistes radicaux soutenus par le Qatar, dans Les Fous de Benghazi (n° 191, 2012). Ce dernier ouvrage, au passage, puise discrètement dans la politique française, puisqu'il met en scène Bachir Saleh, le complice libyen de Claude Guéant et de Bernard Squarcini dans l'affaire de Karachi.
"Sa seule grande erreur, ce fut l'Irak. Il a vraiment cru que les Etats-Unis n'allaient pas intervenir", relève Renaud Girard. Plus quelques inexactitudes. Le Dossier K. (n° 165, 2006) raconte la traque de Radovan Karadzic, sur laquelle travaillait alors Philippe Rondot au ministère de la défense. Grâce au général, Gérard de Villiers décrit avec moult détails les monastères du mont Athos, en Grèce, et ceux du Monténégro où le leader des Serbes de Bosnie accusé de crime contre l'humanité aurait pu se réfugier. Sauf que… pas davantage que ses informateurs, Villiers n'imaginait qu'on allait retrouver le criminel de guerre avec une barbe blanche en vendeur d'herbes médicinales à Belgrade. Quand les sources de l'auteur de SAS se font intoxiquer, lui aussi !
Lorsqu'il a fini de taper son texte sur sa vieille machine IBM, c'est Olga, sa première femme, qui le saisit sur ordinateur. Puis il est temps de lancer la couverture, mise au point naguère par Guy Trillat, alors maquettiste de Paris Match, qui travailla un temps avec les stars de la photo Helmut Newton et Francis Giacobetti. La couv' de SAS, c'est l'esthétique Lui revisitée par les canons de Gérard de Villiers : pulpeuse fille lovée, kalachnikov ou pistolet au poing, dans les trois lettres de SAS. "Ma trademark !", dit-il fièrement. Pas de stars, hormis, une fois chacune, Mia Frye et Sarah Marshall.
L'auteur "caste" parfois lui-même ses modèles. "Les premières fois, il m'en amenait qu'il trouvait dans les bars, des serveuses du George V ou du Fouquet's. Après, je les lui ai imposées", raconte le photographe Christophe Mourthé. La séance de shooting peut relever de l'épreuve. Villiers la préside depuis son fauteuil, levant de temps à autre un oeil de derrière Le Monde, qu'il épluche chaque jour après Le Figaro. Souvent, la fille en prend pour son grade, "regard de veau", "sait pas tenir un flingue, la blonde"… "Pas question qu'on fasse une photo avec cette boniche", lança-t-il un jour devant le photographe Jérôme Da Cunha. "Si elle est noire, il est affreux, on est en plein Tintin au Congo. Parfois, on est à la limite de la cassure, raconte aussi Mourthé. Mais SAS, ça reste un mythe. Les filles sont impressionnées de poser pour les livres que lisaient leur père", ces petits poches noirs qui furent généralement l'unique incursion d'érotisme dans des bibliothèques bien comme il faut.
Certains connaisseurs ou esprits chagrins murmurent pourtant que, depuis quelques années, Malko "baisse". Que la vue d'un sein qui pointe, d'un bas résille ou d'une culotte en Nylon noir n'y suffit plus, et que, dans les dernières livraisons de SAS, il a besoin de tas de stimulants. "S'il levait le pied, je le virerais !", proteste-t-il. Il a remisé sa Jaguar, ne voyage plus en classe affaires, a cessé de truffer ses livres de noms d'hôtels, de marques de champagne et de compagnies d'aviation qui lui rendaient la vie facile. Mais il continue à faire et défaire sa Samsonite et de fourrer son déambulateur dans le coffre du taxi qui l'attend en haut de l'avenue Foch. De son "stroller", comme il dit, il a même fait une sorte de gilet pare-balles : "Au Mexique, on est civilisé. On ne tue que les jeunes gens en bonne santé, a-t-il expliqué à Patrick Besson au retour de sa dernière expédition à Ciudad Juarez, ville mexicaine à la frontière américaine, considérée comme l'une des plus dangereuses au monde. Pourquoi un cartel tirerait sur un vieil homme malade ?"
Ariane Chemin, du Monde
17:16 Publié dans In Memoriam, Livres | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : malko linge, s.a.s, gérard de villiers, espionnage, littérature de gare, pulp fiction thrillers, pulps
Commentaires
http://tinyurl.com/sas-article-001
Écrit par : Lothbrok | 05/11/2013
Vache, ils ne ratent pas une occasion chez E&R !!! Haha !
(Faudrait qu'ils fassent gaffe de ne pas en faire trop tout de même... voir/annoncer du "complot" partout fini par décrédibiliser les vraies infos ! Même si là, pour le coup, on sent bien le second degré au niveau de la présentation de l'article).
Ce qui me fait "halluciner" par contre (pour causer "djeune") c'est le nombre de : "La couverture m’a toujours repoussé je pensais pas que ça parlait de ça. Je vais de ce pas le lire"... et autres : "en fait j’ai toujours fuit ces livres ne serait-ce qu’à cause de la couverture", etc... etc... se retrouvant par douzaines dans les commentaires ! (Et pas que chez E&R... on retrouve ce genre de déclarations sur quasiment TOUS les sites et blogs ayant consacré un article à la mort de G.d.V !?!!).
Je n'arrive pas à concevoir qu'on décide de lire ou de ne pas lire tel ou tel livre en ne se fiant qu'à sa seule "couverture" !?!?!??!!!
Enfin...
Bien documenté par contre, le Gégé (pour en revenir à l'article d'E&R et aux nombreux extraits de "Renegade - Tome 2"), comme toujours...
Écrit par : Kurgan | 06/11/2013
Avé LUNA!
Avé KURGAN!
Avé ISHA!
Avé D.U.K.E.!
Comment allez-vous, les Ami(e)s? Que dire à la lecture de cet article: R.I.P. GERARD DE VILLIERS!!! Sinon,quelles sont les news? Je pense que nous ne devrions pas tarder à recevoir votre catalogue version papier, non?! En tout cas, nous avons hâte de voir cela afin de le dévorer à nouveau! Les Normand(e)s vous souhaitent une bonne soirée. HORNS UP!!!
STAY UNDERGROUND&EVIL PREVAILZ!!!
THANX SO MUCH for all!
Inri...
RIKKI
Écrit par : Rikki Levert | 05/11/2013
Comment allez-vous, les Ami(e)s? >>> Molto bene...
Que dire à la lecture de cet article : R.I.P Gérard... >>> Et oui... dommage que nos "élites" aient (elles) "oublié" de le dire, par contre !
Je pense que nous ne devrions pas tarder à recevoir votre catalogue version papier, non?!
>>> Ouais ! On l'a entièrement refait, de A à Z ! (En y rajoutant des livres, les fanzines, des T-Shirts, etc...). Mais ça y est, c'est quasiment terminé. Je devrais l'emmener à la photocopie mercredi matin "aux aurores".
Et euh... j'ai commencé à aligner quelques croquis pour votre T-Shirt.
J'avais un peu de mal à tout mettre en place dans la même image, au début...
Mais ça va... ça commence à venir !
On en reparle en fin de semaine prochaine, une fois les catalogues mis sous enveloppes.
Écrit par : Kurgan | 06/11/2013
Avé LUNA!
Avé KURGAN!
Avé ISHA!
Avé D.U.K.E.!
Merci beaucoup pour votre message Infernal! C'est vraiment sympa de votre part!!! Wouah, je vois que le catalogue est en bonne voie et je devine que cela demande aussi pas mal de boulot! D'ailleurs nous en parlions à Rouen en Octobre avec THOMAS DONNER & JEAN-LUC (ex-NOMED) et on se disait que c'était pas le genre de catalogue à feuilleter comme ça et basta! Nan, nan, nana!!! Il faut les regarder, les lire, les contempler et les relire à nouveau encore et encore car il y a toujours des stuffs que l'on ne remarque pas forcément au premier abord par exemple. Merci beaucoup pour les infos concernant tes croquis et on te donne vraiment du fils à retordre chez ESPRIT METAL, héhé?! Je vous dis bonne journée et l'asso'au complet vous souhaite le bonjour! Grosses Papouilles Normandes! EVIL PREVAILZ!!!
So STAY UNDERGROUND&HORNS UP!!!
THANX SO MUCH for all!
In Absentia Christi...
RIKKI
Écrit par : Rikki Levert | 08/11/2013
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