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02/03/2013

De l’art de la sidération

Extrait de « La guerre des mots », d’Ivan Karpeltzeff

( Les Éditions de la Forêt / 2005 )  

 

De l’art de la sidération

 

Pour décourager les velléités de regroupement contre ses premières menées subversives, on s’efforcera par ailleurs d’insuffler aux individus le sentiment de leur impuissance : il faut les « sidérer » (disait Babeuf), les inhiber, les rendre isolés, déroutés, ridicules. Dans cette optique, le « Peuple » n’est plus qu’une vague silhouette de carton sans visage, qu’on brandit habilement pour engendrer une race de bovins apathiques et craintifs, ceux que Bernanos appelait les « décolorés »…

(…)

Isolés, déroutés, ridicules ? Qu’on aille pas croire qu’il faut pour cela de sombres et subtiles manipulations machiavéliques d’intellectuels pervers, à l’usage d’intellectuels tout aussi pervers de l’autre camp, comme les médias aiment à caricaturer – dans le registre « feuilletons », mais bien sûr surtout pas dans le registre « information » – la guerre des services secrets. Au contraire, la manipulation s’en prend au cadre de la vie quotidienne, et des exemples sont hélas indispensables pour montrer à quel point deviennent nocives des fabrications, admises comme des évidences, qui devraient tout au plus faire rire, ou hausser les épaules, les citoyens d’une culture qui aurait échappé à la gangrène constructiviste :

– Citons d’abord les « journées mondiales » de ceci ou de cela, en observant, en une sorte de pléonasme surréaliste, qu’il y en a plusieurs chaque jour ; et en soulignant que les journées mondiales de ceci ou cela sont passées de mode : il n’y a plus guère désormais que des journées mondiales contre ceci ou contre cela… même si le « contre » peut encore être retournée en « pour » par les techniques de trafiquage du vocabulaire examinées plus haut. N’y a-t-il pas une « Journée mondiale pour le refus de la misère et de l’exclusion » ? Toujours l’incantation totémique : comme si « militer pour le refus » de la misère avait le moindre lien avec la suppression de cette dernière… On nous pardonnera aussi – ou pas – de rappeler qu’il y a quelques années, la première « Journée mondiale contre le SIDA » fournit l’occasion d’innombrables lapsus qui la transformaient en « Journée mondiale pour le SIDA »… mais étaient-ce réellement des lapsus ? On pourra remarquer enfin que le choix des thèmes met parfois en exergue l’incohérence essentielle de la pensée politkor, à laquelle il arrive de « se prendre les pieds dans le tapis » : ainsi par exemple de la « journée mondiale de la femme » : les « chiennes de garde », qui devraient hurler à la mort leur indignation que 364 jours par an (365 les années bissextiles) soient dédiés à l’homme, sont pourtant les premières à encenser cette manifestation « sexiste »… Et vous rappelez-vous le « développement durable », épinglé plus haut dans cet ouvrage comme un chef-d’œuvre de perversion ? Voici qui est confirmé, puisqu’il va avoir droit non pas à sa journée, mais à une semaine entière… distinction qui mériterait une place d’honneur sur la scène de la « Journée mondiale du rire » qui, curieusement, ne figure pas dans la collection.

– Voyez ensuite la technique qui consiste à culpabiliser, voire à diaboliser, un acte social en lui-même complètement neutre ; une application caricaturale en est en ces temps très à la mode : « l’automobiliste, voilà le Grand Satan ». Il roule trop vite ? Qu’on le pende ! Il a bu un coup de trop ? Qu’on le fusille ! Il lui manque une vignette, une pastille verte, une carte grise, verte ou arc-en-ciel ? Qu’on l’écartèle ! Le pauvre conducteur est transformé en un ahurissant avatar du « salaud » au sens de Sartre. Nous ne serions plus étonnés que les pouvoirs publics lancent une campagne sur le thème : « Faut-il rétablir la peine de mort pour le conducteur qui a passé à l’orange ? » ; et qu’elle recueille 90, voire 100 ou 110% de « oui »… Nous sommes même prêts à croire les pauvres automobilistes assez traumatisés pour accepter à plat ventre un aménagement du code de la route qui leur imposerait de ne rouler de jour qu’avec un casque (« d’un modèle agréé » et donc soumis à une taxe, bien évidemment), un gyrophare, tous feux allumés et klaxon bloqué ; ce ne seraient plus des capitaines, mais des généraux de gendarmerie auxquels les politiques intimeraient l’ordre de venir cautionner « dans le poste » de telles calembredaines… pendant qu’ils continueraient bien sûr, au nom de la liberté, d’avoir des pudeurs de vierges effarouchées pour refuser le dépistage de la drogue au volant et, au nom de la lâcheté, de ne jamais citer dans les causes d’accidents les insuffisances des infrastructures routières ; sans que cela les empêche, bien sûr, d’empocher avec une prestesse de vieilles professionnelles le fric des amendes.

– L’automobiliste n’est pas le seul « salaud », loin s’en faut : il y a, en bonne place, le fumeur ; l’artisan obligé de travailler au noir pour retarder son assassinat par le fisc et l’URSSAF (pour celui-là une précision technique s’impose : il n’est salaud que s’il est blanc ; d’ailleurs sinon, le fisc et l’URSSAF ne le voient pas) ; le gosse – aussitôt puni par son instituteur, pardon son « professeur des écoles » – qui n’amène pas son paquet de riz à l’école pour les pauvres affamés du Tiers-Monde ; l’ignoble individu qui refuse de donner à toute la cohorte agressive des racketteurs humanitaires qui tendent leur sébiles à la porte du supermarché ou de la station de métro ; celui, encore plus infect, qui ne se laisse pas dépouiller par des « jeunes qui expriment leur mal-être » ; le paysan qui ose se plaindre que des « ravers » aient saccagé sa récolte ; la jolie fille et la petite vieille, qui – même si leurs raisons sont bien différentes – ont le culot de se boucler chez elles au coucher du soleil… Bref, le miroir déformant des médias renvoie à tous l’image d’une caricature de « salaud » : quand tous les miroirs renvoient cette image aux « pauvres gens » tous les jours, comment ne finiraient-ils pas par craquer, et y croire ? C’est bien le but recherché…

L’efficacité de cette technique de « salopage » est grandement renforcée par son matraquage incessant ; mais il faut avoir bien présent à l’esprit qu’elle est fondée à l’essentiel sur une réalité biologique : le courage est une vertu rare chez les hommes. Dans leur immense majorité, ceux-ci, quand ils sont confrontés à des comportements qu’au fond d’eux même ils réprouvent, « s’écrasent » dès lors que la manifestation de cette réprobation peut être dangereuse pour eux… Qu’on songe seulement aux incessantes agressions des voyous ethniques dans les transports en commun, pour lesquelles les médias soulignent complaisamment la lâcheté des témoins (« dans le wagon, personne n’a bougé ») : on doit certes s’en désoler, mais aussi constater que cette veulerie, outre qu’elle est souvent inexplicable au regard des risques physiques encourus, n’a pu se banaliser qu’après l’aboutissement d’un long processus de désagrégation morale. Il faut être réaliste, et surtout ne pas penser qu’on pourra transformer, d’un coup de baguette magique, des moutons en héros ; on doit par contre s’inspirer de la valeur d’exemple du héros (dont le caractère fondamental a été remarquablement mis en lumière dans les œuvres de Jean Haudry), chacun à la mesure de ses moyens : c’est par de petits gestes de résistance, même s’ils semblent au début dérisoires, que commence le « déconditionnement » des moutons ; et c’est en les multipliant, puis en les amplifiant progressivement, qu’on refera des moutons des hommes.

 

Ivan Karpeltzeff

( La guerre des mots / Les Éditions de la Forêt – 2005 )

> http://www.leseditionsdelaforet.com/  

  

Ivan Karpeltzeff, La guerre des mots, Les Éditions de la Forêt, cartouches, identité

 

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