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21/12/2011

La Messe Rouge du Père-Lachaise.

  Les trois voitures remontent l'avenue Gambetta qui longe le mur nord du cimetière du Père Lachaise. 
  Nous ouvrons la marche, bien installé dans la première voiture. Nous... C'est à dire moi-même, Sylvie, Pierre et René. Sylvie regarde dans le rétroviseur et s'assure de la bonne marche de l'opération, puis se gare en douceur le long de l'avenue, d’ailleurs déserte à cette heure tardive de la nuit. Les phares de la seconde voiture nous collent de très près. A l'intérieur, une équipe de télévision d'Antenne 2 conduite par Alain Bougrain-Dubourg.
 

  Le troisième véhicule se gare à son tour. En descendent Patrick Rigoulet et Paul Kayat, tous deux journalistes. 
  Alain Bougrain-Dubourg est déjà à la hauteur de notre voiture. Sylvie descend sa glace :

  « Eteignez vos phares. Si une voiture de police remonte l'avenue, je ne pense pas que vos cartes de presse suffiront pour couvrir ce qui va suivre. »

  Nous y sommes ?

  Oui. C'est là ». 

  Je désigne du doigt, de l'autre côté de l'avenue Gambetta, la petite grille hérissée de piques qui protège l'accès qu square.

  « Vous pouvez sauter cette grille avec le matériel de télévision ?… »

  Sans doute. Et ensuite ?…

  De l'autre côté du square se trouve le mur nord du cimetière. Second et dernier obstacle. »

  Et nous voici partis à l'assaut de la grille du square. Plus de dix personnes escaladant cette rangée de pals aiguisés, en pleine lumière, sous l'éclairage des réverbères de l'avenue. 

Caméras, appareils photos et micros défilent de l'un à l'autre à travers la grille, comme des armes interdites, un soir de guérilla urbaine. Mais nous nous attaquons à plus forte partie. Rien de moins que deux mille ans d'institution morale dressés devant nous avec le mur de ce cimetière fermé la nuit par respect pour les superstitions sociales. Un mur, énorme de stupidité et d'hypocrisie, apparemment inaccessible, beaucoup plus hermétique qu'un coffre de banque… Quelques mois auparavant, sous le prétexte d'un reportage (d'ailleurs publié dans un magazine), j'avais eu une discussion téléphonique avec les autorités du Père-Lachaise. 

  « Pourquoi est-il impossible de circuler de nuit dans le cimetière ? » Avais-je demandé. 

  Réponse des autorités :

  « Vous tomberiez sous le coup de la loi. Violation de sépultures, sacrilèges, etc., tout cela relève du code Pénal. Après la fermeture du cimetière, il n'y a plus aucun gardien. Mais la hauteur des murs suffit comme protection… » 

  Violation de sépultures !… Etrange, cette formule tirée du code Pénal, qui ne veut d’ailleurs absolument rien dire puisqu'il s'agit avant tout pour nous de célébrer une liturgie sacrée, beaucoup plus ancienne que le christianisme, sur des tombes au fond desquelles reposent des adeptes de la Vielle Magie !

  Ainsi j'affirme que l'importance de ces visites de nuit ne sont pas obligatoirement sacrilèges. Lorsqu'on aura compris que la fonction du cimetière de tous les cimetières est celle de l'éveil, puisqu'elle permet d'envisager différemment l'homme à travers sa propre mort , peut-être ce jour là verrons-nous un « personnel de nuit » prêt à nous accueillir à l'intérieur des nécropoles, lorsque la censure nocturne sera levée. 

  Mais pour que ceci soit possible, il faudra d'abord que le tabou de la mort s'effondre et que l'homme comprenne la familiarité et l'insolite des tombes, qu'il les envisage comme un moyen de se mieux connaître. Le cimetière n'est pas simplement un endroit ombragé où l'on peut passer l'après midi entre une bobine de laine et un roman policier. C'est là que la censure devrait frapper, en éliminant cet aspect profane qui est le véritable sacrilège, la négation de l'énigme de la mort que nous portons en nous. 

  La nuit réveille le sacré. Lorsque l'homme comprendra qu'il lui faut faire face à son propre mystère, ce jour là il chassera les commères qui ronronnent entre les tombes, et il ouvrira toutes grandes les portes de la nuit: alors, la visite nocturne deviendra un rite, simplement parce que l'homme posera sur lui-même un nouveau regard. 

  Nous attendons l'ouverture des cimetières après la tombée du jour, parce qu'avec elle c'est la vision de l'homme qui s'ouvrira inévitablement. 

  En attendant, nous voici traînant un banc de square à travers les taillis, l'appliquant à la verticale contre le mur d'enceinte, escaladant le long de cette « échelle » improvisée les trois mètres qui nous séparent du sommet. 

  Je grimpe le premier le long du banc. De l'autre côté du mur, l’immense cité des morts plongée dans la nuit, avec la multitude des tombes dressées dans le noir. Je saute les quelques mètres qui me séparent du sol… et me voici à l'intérieur du Père-Lachaise. 

  Rares sont ceux qui peuvent revendiquer ce luxe : découvrir le plus grand cimetière parisien en pleine nuit, et posséder pour soi sa solitude et son mystère, s'offrir ainsi à minuit le voyage d'un vivant au pays des morts ! Ce privilège vaut bien une petite entorse au code Pénal. Qu’importe la barre d'un tribunal, s'il faut passer par là pour célébrer les dernières fêtes de la beauté !… 

  Seul à l'intérieur du cimetière, pendant quelques instants, avant que ne descendent journalistes et matériel de télévision, je m'enivre à nouveau d'orgueil en songeant à l'ivresse de celui qui pénètre dans un monde interdit, que l'on croyait à tout jamais disparu. Il est le seul. Pour longtemps. Et l'univers entier lui appartient. 

  L'allée sombre s'enfonce à travers les tombeaux de marbre. Et nous voici, explorant la cité cyclopéenne, traversant des places bordées de chapelles innombrables, à la recherche de la crypte secrète où aura lieu tout à l'heure la Messe Rouge. Chaque mausolée cache une zone d'ombre qui plonge dans de mystérieuses profondeurs. Les rues succèdent aux rues, les tombeaux aux tombeaux, les allées portent des noms étranges: chemin du Dragon, allée Errazü, avenue Feuillant 
  Alain Bougrain-Dubourg a déjà filmé l'escalade du mur d'enceinte. Le voici filmant notre marche à travers les allées du cimetière. Nous descendons l'allée transversale, vêtus de grandes capes noires dont les mouvements imitent les ailes des chauves souris. Pour ne pas être identifiés (au moment du tournage, nos identités devaient rester secrètes) nous avons enfilé des cagoules noires qui nous donnent des airs d'inquisiteurs à la recherche du tombeau hérétique.
 

  Allée Errazü : le chemin s'ouvre en plongée et descend jusqu'à l'allée circulaire, non loin de l'avenue principale qui donne accès à la grande porte du cimetière.

  Nous sommes dans la 68ème division. Je connais parfaitement les lieux. Aucune erreur n'est possible. 
  Je me glisse à travers deux tombeaux, suivit par Sylvie, Pierre et René. Les caméras tournent toujours. La silhouette de la petite chapelle se découpe dans l'obscurité. La porte d'entrée, sans doute arrachée par des vandales, gît sur le seuil du mausolée. Je me penche, tâtonne dans le noir et retire une bougie de cire sale, à demi-consumée. La flamme d'une allumette. La mèche brûle maintenant, haute et droite, sur le sol de la chapelle. Sa clarté découvre un curieux coffret de terre cuite au couvercle brisé. A l'intérieur, des ossements humains, sans doute ramenés du crématorium voisin. Je suis à genoux à l'entrée du tombeau.

  J'élève les mains pour la première invocation, avant la prise rituelle des ossements qui serviront à la Messe Rouge curieux spectacle que cette perche armée d'un micro, traquant le son à minuit, à l'intérieur du Père-Lachaise, que ces caméras silencieuses cherchant l'angle juste, entre les tombes… 
  Le silence; L'éclairage spectral de ce caveau où s'agite la flamme d'un cierge.

  « Seigneur de la Mort et de la Résurrection, Seigneur dispensateur de vie, toi dont le nom est le mystère des mystères, donne le courage à nos cœurs ! »

  Une main élève le calice au-dessus du coffret de terre cuite. La mince pellicule d'or brille à hauteur du cierge, et c'est un soleil d'or qui reçoit, un à un, les ossements humains arrachés à la tombe. Ainsi, le corps du défunt devient présence vivante à l'intérieur du calice. Ce qui reste du corps repose sur le mince tapis d'or, et prend tout à coup une signification nouvelle: c'est de résurrection qu'il s'agit, de victoire sur la mort, d'une splendeur immédiate, comme si l'or inaltérable vivait au cœur de la décomposition.

  Sylvie protège le calice à l'intérieur de sa cape, et il devient pour elle la coupe du Graal nocturne. Nous reprenons notre marche entre les grands blocs de pierre sombre, remontant l'allée Errazü jusqu'à l'allée transversale, et au-delà, vers la partie plus ancienne du cimetière. 

  Des tombes baroques s'inclinent et disparaissent dans la végétation. Au fur et à mesure que nous approchons de la partie la plus ancienne, la végétation se fait plus dense, les mausolées plus étranges, les chapelles vieilles de plusieurs siècles ont des airs de pagodes funèbres. Pas un mouvement, pas un bruit… et pourtant, des présences invisibles se font sentir. Je sais que chacune d'elle attend l'heure de la Messe Rouge, guette l'animal vivant que Pierre traîne dans un sac entre les tombes. Elles savent déjà qu'elles sont invitées à la table de sang, et que c'est de leur présence que nous tirons la beauté de notre certitude; celle d'une fatalité splendide, où brillent tous les feux du romantisme noir. La chapelle se dresse dans l'ombre, en bordure du chemin qui conduit aux tombeaux de Molière et de la Fontaine. Là aussi, la porte de fer forgé a été enlevée. Le lierre qui recouvre la façade dissimule le nom du défunt. La torche électrique d'Alain Bougrain-Dubourg révèle la pierre à demi mangée par la mousse, les fenêtre en ogive dont les vitraux brisés pendent au-dessus des hautes herbes qui encerclent le tombeau. Il semble que la mort ait quitté la tombe pour venir se reprendre sur la pierre; qu'elle ait quitté cette ruine funèbre pour envahir le cimetière tout entier. Une mort vivante, d’evenue autonome, douée d'une vie réelle, pleine d'une volonté inflexible, déterminée, consciente. Quelque chose comme l'état de non-mort dont parlent les légendes et que les textes anciens appellent « vampirisme ». Le défunt si ce mot veut encore dire quelque chose dans cette solitude remplie de présence s'appelle Charles Délos. Nous savions qu'il avait vécu au milieu du siècle dernier et qu'il s'était adonné aux pratiques de magies rouges. Je me tourne vers Bougrain-Dubourg et lui explique pour qu'elle raison nous avons choisi ce tombeau : « C. Délos a consacré sa vie entière à lutter contre la mort. Vous saisissez son importance pour nous. La crypte dans laquelle nous allons descendre ne contient plus de cercueil depuis déjà longtemps. Problème de place, sans doute. Mais cela ne change rien à la valeur du lieu. Il reste le catafalque de pierre qui portait le cercueil. C'est sur ce catafalque que se pratiquent les opérations de nécromancie. A l'intérieur de la tombe, nous avons déposé de la terre ramenée de l'île de Snagov, en Roumanie. Cette terre a été prélevée dans les ruines du tombeau de Dracula. Ainsi nous célébrons la Messe Rouge sur la terre du prince des vampires. De lui à nous, à travers ce caveau, la chaîne des initiées de la nuit est ininterrompue. »

  C'est la première fois que nous tentons une telle opération magique devant les caméras de télévision. Nous avons accepté à une seule condition : pouvoir expliquer en direct du plateau de télévision, le jour de la retransmission, la raison profonde de ces Messes Rouges. Une réhabilitation, en quelque sorte, une fête funèbre offerte aux téléspectateurs. Tant pis si ceux-ci ne comprennent pas. Ce sera notre manière à nous, pour un soir, de construire nos châteaux en enfer, d'édifier des utopies imprenables, de montrer le pouvoir du geste, et de la beauté du sacrifice de sang, après deux mille ans d'impostures.

  Nous descendons l'escalier étroit qui conduit à la crypte. L'obscurité est épaisse. Le silence semble peser tout à coup beaucoup plus lourd que la pierre. Les marches s'enfoncent dans les ténèbres qui sentent la moisissure et l'humidité. L'escalier tourne brusquement… Le catafalque de pierre s'ouvre au fond de la crypte. La torche du journaliste découvre des crochets de fer rouillés, des toiles d'araignée remplies de cadavres d'insectes nocturnes… La caméra paraît monstrueuse dans ce lieu où le temps semble définitivement arrêté…

  La Messe Rouge peut commencer.

  Pierre et Sylvie allument les chandeliers du rituel. 

  Qui pourrait deviner, en cette nuit de décembre, au cœur du Père-Lachaise, la flamme des cierges, à l'intérieur d'une crypte abandonnée depuis près d'un siècle ?…

  Derrière le catafalque, le tombeau vide attend le sacrifice de sang. Un drap noir, brodé d'or, porte le nom des divinités de l'abîme : Ausoï, Uliro, Orilu, Sisis. L'encens fume dans les cassolettes, tourne sous le plafond bas de la crypte. Pierre dépose sur le catafalque tendu de soie noire les instruments qui serviront la Messe Rouge ; le calice d'or contenant les ossements, le poignard du sacrifice, le pentagramme d'invocation, et le livre servant à l'appel des divinités. 

  Et c'est alors, à nouveau, l'appel aux puissances, la réconciliation de l'homme avec la peur, la fascination des Ténèbres dont la beauté a été oubliée par l'homme de la multitude. Un hommage à la vie derrière la mort.

  « Seigneur de la Mort et de la Résurrection, Seigneur dispensateur de vie, toi dont le nom est le mystère des mystères… descends dans ton serviteur qui célèbre ton culte ! »

  L'invocation roule avec les fumées de l'encens, résonne sous le plafond voûté de la crypte, rugît sur les appareils de contrôle du preneur de son…

  « Lucifer, Léviathan, Shatan, Bélial... recevez ce sacrifice ! » 

  Pierre élève le pentagramme au-dessus du tombeau ouvert. Le cuivre rouge brille à la clarté des cierges.

  « Oriens, Paymon, Ariton, Amaymon.... recevez ce sacrifice ! Il est l'heure où le soleil s'obscurcit, où les ténèbres se répandirent sur la terre, où la Parole fut perdue… Iosua, Orilu, Sisis, Uliro, Ausoï, puissances infernales, vous qui portez le trouble dans tout l'univers, abandonnez votre sombre habitation, où que vous soyez… Que celui qui est poussière se réveille de son tombeau, qu'il sorte de sa cendre et qu'il vienne à nous, par Abaddon, l'ange de l'Abîme !… »

  Et nous contemplons la pierre froide, grande ouverte derrière le catafalque noir… le trésor de la mort amassé ici depuis des siècles. Spectacle surhumain que ce cimetière appelant à lui, comme une énorme ventouse, la fièvre, la frénésie, la démence…

  Dans la crypte saturée d'encens, l'atmosphère s'enflamme, vibre à chaque invocation. La parole tonne dans le silence, outrepasse le pouvoir du silence lui-même, redonne au drame que l'on croyait mort sa splendeur ancienne.

  J'élève le poignard, et l'éclair de sa lame répond à l'or du calice, aux lueurs rouges du pentagramme de cuivre… Chaque instrument de métal allume un soleil. Les minutes passent… les heures peut-être. La parole répond au geste ; le geste à la parole.

  « Un charme d'une horrible puissance, un sortilège plus ancien que les murs depuis longtemps détruits de Babylone, bien avant que Ninive soit rêvée, vieux par delà la mémoire… Ils sont sept, ils sont sept, sept ils sont. »

  Chacun reprend les derniers mots de l'invocation, scande le chiffre sept pour réveiller la vieille obsession, le sortilège de cette prière vieille de 5000 ans. 

  Des morceaux d'os brûlent avec les pastilles d'encens, dégageant une odeur épouvantable.

  Ne pas refuser l'odeur, de la mort. L'aspirer à pleins poumons comme s'il s'agissait d'un oxygène précieux… 

  « Lucifer, sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? Celui qui mange ma chair et bois mon sang a la vie éternelle, as-tu dit. Je lui donnerai pouvoir sur les vivants et les morts comme tu me l'as promis, je viens réclamer ce pouvoir, par celui qui siège sur la montagne du Plus-Lointain Minuit et dont l'Esprit demeure dans cette terre consacrée, par celui qui commande aux loups et aux chauves souris. Fais que son esprit pénètre dans ce lieu et l'arrache à la mort. »

  Au pied des chandeliers, sur le catafalque noir, une masse de plumes tremblantes. J'immobilise l'animal, mon gant de cuir refermé à la base de ses ailes. Il ne bouge pas. Ses yeux grands ouverts reflètent eux aussi la flamme des cierges. Son regard est fixé définitivement sur la flamme. C'est cette image qu'il emportera dans sa chute obscure : l'image du Feu.

  J'élève à nouveau la lame étincelante : 

  « Seigneur ! Tu désires le sang et tu apporte aux mortels l'épouvante. Reçois à nouveau ce sang qui donne la vie! »

  La lame s'abat, et d'un coup violent tranche la tête de l'animal. Il bouge encore… Puis, plus rien.

  Je brandis la dépouille pantelante, au-dessus du tombeau ouvert : 

  « Ange plein de Ténèbres ! Je bois le sang de tes treize plaies ! »

  J'aspire le sang par la blessure qu'on ne guérit pas. Quelques instants seulement, puis laisse couler le sang sur la terre du tombeau… cette terre qui appartient à la sépulture du prince Dracula, Seigneur de Valachie. 

  Pendant quelques secondes, l'âme du sacrificateur franchit des millénaires, respire la légende épouvantable… pendant quelques secondes, elle a vécu un instant de la vie antique, réellement, par delà les limites du temps humain. 

  Là, sur la pierre du tombeau, sur ce drap noir de catafalque, au fond d'une crypte abandonnée des hommes : le prodige de la vie et de la mort ! 

  L'homme n'a jamais vu, devant lui, l'univers entier dans une tête décapitée ! Tout le mystère des mondes contenu dans une seconde de sang ! Une seconde immobile qui hésite entre la vie et la mort, un moment pur qui n'appartient ni à la vie, ni a la mort, mais au mystère de la vie et de la mort !…

  « Ah ! la trancher, comme celui qui trancha d'un seul coup la tête de Méduse, et, du haut de la scène, la tenir suspendue devant la foule, pour que celle-ci ne l'oublie jamais plus ! As-tu jamais pensé qu'une grande tragédie pourrait ressembler au geste de Persée ?… » [1]

  « Je t'adjure, Bélial, par le Pacte et par les Noms, répond à mon appel ! »

  Et me voici à genoux sur la terre battue du tombeau, le corps penché sur la tombe ouverte, ma bouche effleurant l'obscurité. Pierre a éteint l'un des chandeliers…

Je cherche dans l'obscurité des mots faits pour l'obscurité, mes lèvres plongées dans l'oreille de la mort, tout près de ce tympan invisible, redoutable, de cette membrane de nuit qui reçoit toutes mes paroles.

  La tombe ouverte, avec sa terre que l'on devine baignée de sang, est là comme une araignée géante, silencieuse, qui capture une à une les proies qui descendent vers elle. Ou peut-être, suis-je l'hypnotiseur qui chuchote à l'oreille du malade pour le convaincre de sa grande santé, de son pouvoir de vie sur la mort…

  « Esprit de l'Ombre, toi qui reposes dans cette terre, viens à nous avec ton amour, ta souffrance et ton sacrifice. Que ton ancienne douleur entre en nous et parle par ma bouche. Montres-nous ta réalité, afin que nous puissions croire à la puissance de la Volonté sur la Mort. »

  Je me redresse au-dessus de la tombe… lève les yeux vers le plafond où roulent toujours les vapeurs lourdes de l'encens. Cette fois-ci, je détache les mots, un à un, comme des blocs de volonté froide, pour bien montrer le réveil du cadavre, sa victoire sur la poussière et la décomposition. Je tiens encore le calice d'or; et les yeux clos un instant, je me vois le front ceint d'un large bandeau d'or, portant une cuirasse d'or inaltérable, un masque de poudre d'or sur le visage, la bouche et le cœur inondés d'or, comme si mon corps tout entier était devenu une réalité alchimique, indestructible, pur à tout jamais, prêt à subir l'assaut des millénaires. 

  « Seul, privé du froid, privé du chaud, privé des dieux, privé des hommes, venu d'un lieu de grande ténèbres… qui aurait cette force, sinon ceux qui nous ressemblent. Par eux, reçoit la Force qui dénoue la douleur ! »

  Un silence… A travers mes yeux mouillés de larmes, comme derrière un écran fluide, je vois briller l'or des objets du culte… un scintillement d'or qui rayonne avec exaltation des larmes devenues or elles aussi.

  Pierre, René et Sylvie se rassemblent autour du catafalque, et leur voix racontent l'histoire du sortilège de l'Or : 

  « Un charme d'une horrible puissance, un sortilège plus ancien que les murs depuis longtemps détruits de Babylone, bien avant que Ninive soit rêvée… »

  Aucun esprit dressé devant la caméra d'Antenne 2, aucune manifestation de l'au-delà sur les bandes magnétiques du preneur de son… mais une liturgie, une dramatisation funèbre et glorieuse à la fois, pour celui qui croit encore à la fièvre des mythes, à la splendeur du Feu qui redonne à l'homme l'orgueil des dieux…

  … Nous reprenons l'allée qui conduit au mur Nord du cimetière ; et c'est à nouveau le défilé de ces blocs noirs aux formes baroques, le décor de ce théâtre de la mort dans lequel nous venons de jouer un « Mystère », l'escalade du mur dans l'autre sens, le banc qu'il faut replacer pour effacer les traces de notre passage, les arbres du square, à travers lesquels se distinguent les lumières de l'avenue, la grille aux piques acérées… et la rue, comme dans un rêve. 

  Avenue Gambetta. Les voitures attendent, en bordure de ces immeubles où dorment les vivants d'aujourd'hui… qui sont d'ailleurs, n'en doutons pas , les pauvres morts de demain ; eux qui n'ont jamais tenu dans leurs doigts fatigués le crâne vide d'Hamlet, au-dessus d'une tombe ouverte, à l'heure où le poète interroge les puissances de la nuit !

  Qu'est-ce que la Messe Rouge… sinon le culte des « Merveilleux cadavres » qui sont morts en surpassant leur propre destin. Un hommage à la volonté devant la mort. Une messe de la beauté. C'est tout cela qu'il me faudra faire sentir beaucoup plus que comprendre devant les caméras de télévision, le 26 janvier, date de retransmission du film tourné par Alain Bougrain-Dubourg dans une crypte du Père-Lachaise.

 

[1] – Gabriele d’Annunzio.

 

Jean-Paul BOURRE : « Messes Rouges et Romantisme Noir »

Collection « Connaissance de l’étrange » / Editions Alain Lefeuvre / 1980

( ISBN 2.902639.44.9 )

 

… à Fr. S-B, en souvenir d’une rouge nuit de déc 87 / K. )

 

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Jean-Paul BOURRE  

03/11/2011

La tristesse du diable

La tristesse du diable


Silencieux, les poings aux dents, le dos ployé,
Enveloppé du noir manteau de ses deux ailes,
Sur un pic hérissé de neiges éternelles,
Une nuit, s'arrêta l'antique Foudroyé.

La terre prolongeait en bas, immense et sombre.
Les continents battus par la houle des mers ;
Au-dessus flamboyait le ciel plein d'univers ;
Mais Lui ne regardait que l'abîme de l'ombre.

Il était là, dardant ses yeux ensanglantés
Dans ce gouffre où la vie amasse ses tempêtes,
Où le fourmillement des hommes et des bêtes
Pullule sous le vol des siècles irrités.

Il entendait monter les hosannas serviles,
Le cri des égorgeurs, les Te Deum des rois,
L'appel désespéré des nations en croix
Et des justes râlant sur le fumier des villes.

Ce lugubre concert du mal universel,
Aussi vieux que le monde et que la race humaine,
Plus fort, plus acharné, plus ardent que sa haine,
Tourbillonnait autour du sinistre Immortel.

Il remonta d'un bond vers les temps insondables
Où sa gloire allumait le céleste matin,
Et, devant la stupide horreur de son destin,
Un grand frisson courut dans ses reins formidables.

Et se tordant les bras, et crispant ses orteils,
Lui, le premier rêveur, la plus vieille victime,
Il cria par delà l'immensité sublime
Où déferle en brûlant l'écume des soleils :

- Les monotones jours, comme une horrible pluie,
S'amassent, sans l'emplir, dans mon éternité ;
Force, orgueil, désespoir, tout n'est que vanité ;
Et la fureur me pèse, et le combat m'ennuie.

Presque autant que l'amour la haine m'a menti :
J'ai bu toute la mer des larmes infécondes.
Tombez, écrasez-moi, foudres, monceaux des mondes !
Dans le sommeil sacré que je sois englouti !

Et les lâches heureux, et les races damnées,
Par l'espace éclatant qui n'a ni fond ni bord,
Entendront une Voix disant : Satan est mort !
Et ce sera ta fin, Oeuvre des six Journées !

 

Charles-Marie LECONTE DE LISLE (1818-1894)